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Crush, le récit d’une enquête sociologique par Christine Détrez

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Interview
 

Rencontre avec Christine Détrez, sociologue romancière, autrice de l'ouvrage Crush – Fragments du nouveau discours amoureux sorti le 20 mars.

Christine Détrez est sociologue à l'ENS de Lyon au sein du Centre Max Weber. Elle est également vice-présidente Recherche de l'ENS de Lyon

Crush – Fragments du nouveau discours amoureux de Christine Détrez est sorti depuis le 20 mars 2024. Une semaine après, il occupait la 16e place dans l’index des principaux ouvrages du magazine Lire. La revue de presse de l'ENS de Lyon témoigne de son succès.
Si le sujet peut paraître dans l’air du temps, avoir l’air léger, il faut lire l’ouvrage pour se rendre compte que ce n’est pas le cas.
Comme le dit la sociologue « il faut toujours se méfier de ce qui a l’air naturel, évident ».

C’est un sujet complexe qui nous est présenté on y croise aussi bien Bourdieu que Françoise Hardy, on fait des allers-retours temporels dans la construction des émotions. On suit l’enquête, on prend plaisir à découvrir les interrogations d’une sociologue, ses intuitions.

Crush, une étude sociologique que se lit comme une enquête. C’était un objectif ?

« Oui ! Cela doit venir de ma double formation : je suis agrégée de lettres et suis devenue ensuite sociologue. »
Christine Détrez ajoute aussitôt qu’elle a la volonté de rendre sa discipline accessible. « J’ai toujours ce souci-là de rendre les choses compréhensibles. Si je suis venue à la sociologie c’est pour m'adresser aux gens. J'estime que cela fait partie de ma mission. Il y a plusieurs catégories de chercheurs et de recherches et c’est très bien. Il y a des chercheurs qui veulent faire avancer la recherche sur des points très très précis. Moi c’est vrai, que j’ai vraiment cette envie-là de médiation et de diffusion. À l’ENS de Lyon, nous avons la chance d’être pluridisciplinaires. Je porte en moi cette pluridisciplinarité, car je suis agrégée de lettres et c’est constitutif de ce que je fais. Bien évidemment, que ce n’est pas parce que je suis passée à la sociologie que j’ai complétement rompu avec la littérature. Ni dans le fait d’écrire des livres littéraires, ni dans le fait d’essayer d’écrire la sociologie un peu autrement. »

Et effectivement Christine Détrez nous embarque littérairement avec elle dans cette enquête sociologique, son récit, ses intuitions, ses interrogations, son énigme. On est immergé dans l’enquête et elle est sociologique : Christine Détrez détricote les concepts, nous (dé-) montre la complexité des interactions, resitue historiquement le crush dans l’histoire de l’amour, ne cède rien à la facilité mais toujours dans un langage très accessible.

Le choix d’un éditeur, le choix d’un sujet

Pourquoi Flammarion se demande-t-on de prime abord ? « L’éditrice avait, entre autres, lu Nos Mères..  Dans ce livre j’essayais aussi de rendre les choses accessibles et de raconter comment se déroule une enquête. J’ai déjà fait beaucoup de choses grand public. Les femmes peuvent être des grands hommes était déjà dans cette même veine. Je suis aussi souvent invitées pour des conférences grand public et pour moi c’est vraiment important1. »

La diffusion des savoirs est constitutive de son métier de sociologue. Pour elle cela permet un dialogue enrichissant. Le public lui pose des questions que l’on ne se pose pas forcément entre pairs.
Avec l’éditrice, elles ont bien sur réfléchi à un sujet et c’est là qu’entre en jeu le séminaire de recherche que Christine Détrez anime.

Naissance de l’énigme du crush dans un séminaire de recherche à l’ENS de Lyon

Depuis quelques années, Christine Détrez s’intéresse à la sociologie des émotions qu’elle trouve passionnante : « C’est toujours la même problématique autour de la dénaturalisation, dé-essentialisation. J’ai commencé à travailler sur les goûts culturels, les corps, sur le genre. Ces objets sont chimiques, sont naturels, sont spontanés mais en fait non ! ce sont des objets sociologiques, historiques, culturels. »

L’idée de construire un séminaire de recherche pour ses étudiantes et ses étudiants sur ces sujets lui a semblé une très bonne idée : « Quand on intègre les mots Genre, enfance et émotion dans un titre de séminaire, cela intéresse beaucoup de monde en fait, et c’est une façon de leur faire découvrir la sociologie de la culture, de la sociologie du genre, des émotions, etc. »
Ce séminaire a pour objectif de faire apprendre la recherche par la recherche. Le sujet était donc amour-amitié. « On s’inspirait beaucoup des travaux du sociologue Kevin Diter. Mais quand il s’agissait de mener des entretiens, on n’arrivait pas à trouver une prise. Concrètement demander à des ados leur vision de l’amour ne fonctionnait pas. »
Mais dans l’un des entretiens arrive le mot crush

Christine Détrez le raconte dans le livre : les étudiants en parlent entre eux et elle finit par leur demander ce que cela veut dire. « Et là je me souviens d’un grand éclat de rire. Et c’est parti de là. C’est ce que je raconte dans le livre et ce que je dis à mes étudiants : il faut que tu aies une énigme. Si tu ne veux pas être que dans la description : Le crush c’est ci, le crush c’est ça, il faut une énigme ! »

Mais, Madame, vous ne savez vraiment pas ce que ça veut dire ? Tout a commencé dans un de mes cours (…) Un petit mot de rien du tout, 5 lettres qui allaient m’obséder pendant des mois et des années : CRUSH.

« Cela aurait pu s’arrêter là. Quelquefois l’intuition n’est pas solide, mais là mon énigme était : est-ce que le crush est juste un synonyme d’autre chose, ou est ce qu’il y a un nouveau mot car les émotions sont historiques. Est ce que l’on a à faire à une nouvelle émotion ? »
« Un petit objet cela permet de travailler sur des choses plus grandes, c’est ce que je fais dans mon livre et dans mon cours. On pourrait se dire mais pourquoi à l’ENS de Lyon, on s’intéresserait au crush ! Parce que c’est un fil que l’on tire et qui nous emmène vers la sociologie de la culture, du genre. »
Tirer le fil. « Crush a pris tout de suite. Avec crush, dans les entretiens, on obtient des pratiques, on peut demander des choses plus précises ; on obtient des choses plus générales sur la socialisation à l’amour, socialisation de genre, la charge mentale, etc. »

Une écriture accessible

Tout le monde ne connait pas Erving Goffman, tout le monde connait Françoise Hardy.
C’est pour cela que dans l’ouvrage, il n’y a pas beaucoup de notes de bas de page. Christine Détrez aurait pu citer bien des ouvrages mais le but n’était pas pour elle de multiplier les références. Elle explique : « le sous-titre est inspiré de Barthes (Fragments d’un discours amoureux) et Barthes notait dans la marge les auteurs qui l’inspirent mais il ne développait pas les références : il disait ce ne sont pas des arguments d’autorité, ce sont des arguments d’amitiés. Et moi c’est une démarche qui me plait beaucoup, Je cite par exemple Michèle Le Doeuff car si depuis je l’ai rencontrée, ça a d’abord été une amitié à travers ses livres. »
Citation d’amitié, plutôt que d’autorité : « Ne citer que les personnes ou les livres quand ils viennent nous solliciter intimement. »

Il faut réfléchir à son écriture
« En cours, je dis qu’il faut réfléchir à son écriture : j’évoque par exemple les métaphores et leurs dangers. L’emploi de métaphore, cela peut faire joli mais il faut se poser la question : que-suis je en train de véhiculer comme image inscrite dans la métaphore ? J’ai toujours ce souci d’écrire en ayant toujours la rigueur scientifique mais en étant accessible. Mon directeur de thèse, Christian Baudelot, disait « il faut faire feu de tout bois » en sachant bien que Varda n’est pas Goffman, mais si cela t’inspire pourquoi ne pas s'en servir. Si cela nous inspire, pourquoi on enlèverait les échafaudages ? »

Le Crush s’inscrit dans l’histoire. Cela est indispensable pour comprendre la complexité du Crush.
« Effectivement, il y avait la comparaison avec flirt, pour moi c’était vraiment important. Cela a été une découverte avec ce livre Histoire du flirt de Fabienne Casta-Rosaz. Ce livre a été un vrai déclencheur : on y apprend que le flirt traverse un siècle et que sa définition change. Au départ, je n’avais du flirt, que l’image du flirt des années 60 : une nouvelle pratique culturelle. On peut flirter, embrasser quelqu’un, aller en boum, etc. Mais cette personne-là, on ne l’épousera pas ! Je n’avais pas imaginé qu’il y avait une telle profondeur historique du flirt.
J’ai choisi l’exemple de la chanson de Françoise Hardy Tous les garçons et les filles de mon âge car c'est une référence commune qui donne à voir une pratique culturelle adolescente de l'époque. Les pratiques sont adossées aux produits culturels. Ce n’est pas anodin cela crée des imaginaires et il est important de le décrypter. »

« Lorsque j'arrive pour donner mes cours, j'ai toujours des sacs remplis de livres. Je leur dis : ces livres autour de moi, c’est comme si j’avais des amis ». Mon but est de leur donner envie de lire des articles, des livres, éveiller la curiosité en fait ! S’interroger « mais c’est quoi cette énigme-là ? Leur donner le goût de la recherche. »

On saura ce qu’est le crush à la lecture du livre, promesse tenue. Mais au-delà ce livre donne à voir la sociologie en train de se faire

« Oui c’est exactement ce que je voulais faire. C’est ça qui m’intéresse ! » Pour Christine Détrez, l'une des chances d’être à l’ENS de Lyon, c'est que ses cours sont suivis par des étudiantes et des étudiants de plusieurs disciplines. Il y a des sociologues, beaucoup de littéraires, des anglicistes, des étudiants en théâtre, etc. Cela l’oblige à faire un séminaire, où des sociologues doivent y trouver leur compte bien sûr, mais les autres aussi.
« J’ai face à moi des gens de différentes disciplines. C’est par exemple une angliciste qui m’a mise sur la piste du crush dans les facs américaines. Avec une étudiante en théâtre, on a pu évoquer tout ce mythe amour-passion. Ce n’est pas un sens unique. Ce sont des échanges. »

L’article Réseau : un aboutissement

Le but de ce séminaire est bien de montrer ce qu'est la recherche et des étudiants demandent à continuer. Ce fut le cas pour ce séminaire consacré au crush. Cinq étudiants ont continué et ont publié un article avec Christine Détrez. L'article se nomme « Le crush, une nouvelle éducation sentimentale », il a été publié dans le numéro La culture au prisme des émotions, paru en décembre 2023.

Parmi les auteurs et autrices de cet article, il y a des sociologues, des philosophes, etc. Pour Christine Détrez, c’est important qu’ils aient leur nom dans l’article, qu’ils soient valorisés. « On a eu des réunions pour écrire cet article, cela a été un enseignement pour eux : Ils ont été socialisés à l’écriture de l’article, au déroulé de chacune des étapes : la problématique, le plan, l’écriture, la relecture, la réécriture… »

Les filles ont un cœur romantique et une tête féministe

Cette phrase a été prononcée lors du colloque Love is blind? par la sociologue espagnole, Coral Herrera Gomez qui parlait d’elle. Christine Détrez l'a citée dans une interview. "J’ai trouvé que c’était un vrai écho à ce que j’ai raconté dans le livre. Les jeunes filles ou jeunes femmes, vivent le crush, et en même temps, si cela prend trop de place, elles se reprochent de vivre le crush, etc.
Finalement faire un livre sur le crush ce n’est pas définir le crush mais c’est l’entrée, la prise pour aller documenter ce moment où justement il y a des interrogations, des réflexions. 
Dans Nos puissantes amitiés de Alice Raybaud, un livre que j'aime beaucoup, l'autrice parle de toutes les réflexions autour de l’amitié : par exemple, pourquoi est-ce qu’on nous a appris, nous les femmes, à mettre l’amour avant l’amitié ? On apprend aux femmes que ce qui est le plus important dans la vie, c’est l’amour et on délaisse l’amitié. La réflexion autour de ce détricotage est vraiment intéressante."

Le livre montre la complexité, ce n’est pas si léger. Il y a de grands questionnements autour de cette notion : la marchandisation des corps, le dating burn out, le couple qui dure, l’engagement, etc. Et Christine Détrez de conclure en pensant encore à ses étudiantes et étudiants : « Il y a un article écrit par Stevi Jackson que je leur fais lire : even sociologists fall in love. »


Note de bas de page :

1Deux conférences de Christine Détrez en lien avec cet article : 

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